Héritages & Mutations ? les deux mon colonel !

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Crédit : ©Alban Gilbert – 

L’Université du CECA commence toujours par un tapis rouge déployé sur l’allée d’accès au château Smith Haut Lafitte : une manière de comprendre, qu’ici, avant même d’arriver, on va particulièrement bien s’occuper de vous.

Mettons fin au suspense tout de suite : les quelques 650 participants inscrits à cette Université sont clairement dans la mutation, car tous ont envie d’apprendre, d’échanger, de comprendre les mutations, de chercher à rendre la société meilleure (et pas seulement leur société) et même de se laisser un peu bousculer (merci, monsieur Sylvain Tesson !)

Cauchemards et sérénité

Ayant travaillé sur la programmation des intervenants 2024 avant de passer le relais à Sébastien, je ne pouvais manquer cette 30ème Université d’été (la dénomination : « Hommes-Entreprises » ayant été laissée de côté, montre que l’on est déjà dans le thème de la mutation…)

Je suis donc arrivé pour la première fois particulièrement détendu, heureux de retrouver tous les amis et connaissances lors de cette matinée pluvieuse du jeudi 29 août, même si, cet été, j’ai dû faire le même nombre de cauchemars que les années précédentes : en vrac : un grand nombre de participants manque à l’appel, j’arrive en retard à l’ouverture, personne n’est présent pour les transitions, etc… !

Une visite à la psychologue clinicienne Emilie de Bueil s’impose !

Impossible de vous parler de tous les intervenants, qui étaient cette année au nombre record de 16, en comptant les vidéos !

Je vous parlerai donc des incontournables, des surprises et des coups de cœur.

Parmi ceux-ci, Christophe Barbier avait été choisi pour ouvrir le feu, c’était un excellent choix.

L’ancien patron de l’Express, auteur, chroniqueur dans les média et maintenant homme de théâtre, a marqué son auditoire par une conférence sur le thème de l’Université, avec une intervention de haute volée, mêlant histoire, politique, sociologie et économie.

Un peuple de rupture

Les Français, analyse-t-il, sont un peuple de rupture, avec tout ce qu’elle implique de révoltes et de violences, pas de mutation.

Pendant une heure, l’homme à l’écharpe rouge se livre à un inventaire passionnant sur les grands moments de rupture qui ont émaillé notre histoire, depuis les jacqueries du Moyen Age, jusqu’au phénomène des Gilets Rouges.

Seule différence entre le passé et l’histoire actuelle, la violence a heureusement beaucoup diminué.

Même si elle est encore malheureusement présente, la violence en répression aux mouvements sociaux actuels n’a rien à voir avec celle des grandes Jacqueries du Moyen-Age, où l’on allait rechercher le meneur, même mort et enterré, pour l’écarteler et l’exposer au vu de toute la population !

Christophe nous fait remarquer que les différents types de gouvernement qui se sont succédés en France reviennent sans arrêt, c’est une anacyclose.

On passe de la monarchie à la tyrannie, puis de l’aristocratie à l’oligarchie et à la démocratie.

Aujourd’hui, analyse-t-il, la démocratie est dépassée à la fois par le haut et par le bas :

–          En haut : les GAFAM au pouvoir démesuré

–          En bas : le peuple : la force du terrain est supérieure à la loi.

L’art de se diviser est une bonne chose pour la démocratie, car il permet la pluralité des idées.

Egalement de haute volée, la conférence du spécialiste des civilisations anglo-saxonnes, bien connu des fidèles du CECA, Christian Monjou.

photo: Christian Monjou ©Alban Gilbert

Selon son habitude, cet érudit, ancien professeur de khâgne à Henri IV choisit de décrypter un tableau de maître pour évoquer Héritages et Mutations, c’est celui des « Ambassadeurs », un tableau de 1533, peint par Ioannes Holbein.

L’héritage du catholicisme

L’époque est parfaite pour évoquer ce thème, puisqu’il évoque à la fois l’héritage du catholicisme, encore dominant en Europe et l’avènement du calvinisme, en particulier dans les pays nordiques.

Avec son talent habituel, Christian Monjou s’ingénue à nous traduire la signification des différents détails du tableau: ici, un crucifix, là, une mappemonde ou un livre ouvert… sur une Vierge.

Impossible de transcrire un tel exercice !

Ne nous y trompons pas, le catholicisme dominant est attaqué de toute part et commence à décliner en Europe.

Sachez seulement qu’après une telle démonstration, on ne goûte pas de la même manière la prochaine visite d’un musée !

Plusieurs interventions plus opérationnelles étaient réservées au thème, dont celle de l’entrepreneur Christopher Guérin, repreneur de l’entreprise Nexans, spécialisée dans le marché de l’électrification.

La réussite de sa stratégie pourrait se résumer à : sobriété + rentabilité.

En se recentrant sur ses clients à la fois les plus rentables et les plus vertueux en termes de RSE (Responsabilité Sociétale de l’Entreprise) et en sachant miser sur le temps long, il a doublé la rentabilité de son groupe, démontrant ainsi qu’une décroissance peut être rentable : une sacré performance, à manier certainement avec doigté…

Un concept développé en visio par l’économiste Timothée Parrique, mais qui n’a pas tout à fait convaincu les chefs d’entreprise présents dans la Halle Cantelys, si l’on en juge par les questions posées, mais qui oblige à réfléchir :

–          Et si le PIB n’était plus le seul indicateur de référence d’une économie ?

–          Et si l’on arrêtait de ne se référer qu’à la croissance et à la consommation ?

–          Et si l’on cherchait à développer notre spiritualité, plutôt qu’à rester enfermé dans notre matérialisme ? etc…

Robustesse contre performance

Comme en écho, le biologiste Olivier Hamant nous repose la question de la performance.

Il y a, dit-il, un effet d’entraînement entre performance, compétition et violence.

Le monde est fluctuant, ce que personne ne conteste.

Comment vivre dans un tel monde ? en observant les êtres vivants, on s’aperçoit que ce qui domine, c’est la coopération et que les êtres vivants qui ont le mieux survécu à de grands bouleversements n’ont pas été spécialement performants, mais robustes.

L’équipe de France de rugby était-elle robuste durant le récent Mondial de rugby ?

C’est une question qu’aurait pu poser Stéphane Vacchiani à la grande vedette rugbystique invitée par le CECA au soir de cette 1ère journée, Vincent Clerc.

Vincent Clerc © Alban Gilbert

Aussi sympathique et bienveillant qu’il nous apparaît lors de ses interventions à la télé, l’ancien international du XV de France a charmé son auditoire, à défaut de lui enseigner quelques règles du ballon ovale, mauvais temps oblige.

Nul doute que ses qualités humaines d’ouverture, de confiance, de bienveillance doivent faire merveille dans son nouveau job de patron de Mac Do, à Toulouse.

A le voir, j’ai l’impression que les qualités de charisme et de bienveillance suffisent à faire un bon manager !

L’incursion d’un philosophe est souvent un temps fort de l’Université.

Charles Pépin, accompagné de sa femme, Emilie de Bueil, n’a pas fait mentir ce constat ; tous deux nous livrent un joli numéro d’artistes philo-psychologiques.

photo Charles Pépin © Alban Gilbert

D’emblée, Charles nous prévient : « Vivre avec son passé, ce n’est pas vivre dans le passé ».

Faisant souvent référence à Bergson, il ajoute, parlant de Simone Veil, au retour d’Auschwitz : « je suis tout ce que mon passé a fait de moi, mais je ne suis pas mon passé. » traduction : «  je ne me réduis pas au mal que l’on m’a fait ».

Généreux, le philosophe tient à nous donner quelques recettes :

Qu’est-ce que «  bien hériter » ?

–          D’abord, faire un pas de côté.

Je connais ce qui vient du passé, mais pour le ressaisir, je fais un pas de côté.

Effacer un mauvais souvenir

Les récentes études en neurosciences montrent en effet qu’il est impossible d’effacer un mauvais souvenir, car ceux-ci reviennent toujours nous hanter à partir d’éléments de la vie en lien avec ce passé.

Mais je peux réinterpréter ce passé, je peux lui donner une autre signification, ce que confirme la psychologue du travail, Emilie de Buy, en faisant travailler ses patients.

–          Ensuite, la générosité.

Dès qu’il y a générosité, explique-t-il, plus personne ne soupçonne l’héritage.

Ainsi de la vie de Matthieu Chedid : pourtant fils et petit-fils de personnalités emblématiques de la musique, son talent et sa générosité ont réussi à faire oublier ses parents.

Invoquant Hartmut Rosa, le philosophe allemand de l’accélération, il nous donne un conseil final pour être plus heureux, en accueillant posément le bon souvenir.

Parfois, un souvenir heureux vient à notre esprit ; mais, trop occupé, nous le chassons, au lieu de prendre une ou deux minutes pour le savourer.

Les mutations du travail hybride

Munis de ces précieuses réflexions, nous pouvons retourner dans le champ de l’entreprise, pour étudier avec Laetitia Vitaud les mutations actuelles du travail, qui nous plonge rapidement dans la question du travail hybride, très partagée par les dirigeants.

Premier constat : personne ne peut dire actuellement si on est plus efficace dans le travail hybride, mêlant le présentiel et le télétravail : on perd en concentration et en attention aux autres, car, l’information étant répartie entre plusieurs collaborateurs, la retrouver prend du temps.

Elle invoque aussi le rapport au temps, et le temps souvent perdu avec les notifications invasives sur internet : même en les supprimant, nous dit Laetitia, nous continuons à rechercher notre dose de dopamine, en allant sur internet par un autre moyen…

Deuxième constat : les évolutions démographiques poussent à mettre le soin au cœur du travail.

Changer de regard sur les seniors

Il y a de plus en plus de femmes actives et nombre d’entre elles œuvrent dans le cadre du soin.

Partant du constat que seul un tiers des 60-64 ans travaille en France (c’est deux fois plus dans les pays nordiques !), il va falloir changer de regard sur les seniors et les considérer comme un vivier intéressant dans lequel puiser pour recruter.

Contrairement à une certaine pensée jeuniste, les seniors ne sont pas moins pertinents sur les questions d’innovation et de perte de sens…

Un autre défi à résoudre : comment ré-inventer les organisations dans l’entreprise pour pouvoir aider le nombre grandissant de salariés concernés par le soin, avec, par ex, des subventions, incitations fiscales et horaires aménagés.

Autre enseignement intéressant pour le monde du travail : une étude du MIT (Massachussets Institute of Technology) a mesuré les critères déterminants l’intelligence d’un groupe : ils sont au nombre de trois :

–          La proportion de femmes dans le groupe

–          La répartition du temps de parole

–          La qualité du contenu.

C’est le géographe-sociologue Eric Julien qui rapporte cette étude.

Sauvé d’un œdème pulmonaire lors d’une ascension d’un 6000 mètres en Colombie par les indiens Kogis, il passe plus de 30 ans de sa vie, à travers son observation des Kogis, un peuple vierge des apports de la civilisation humaine, à réconcilier la nature avec nos territoires et organisations.

De plus, concrètement, il a racheté plus de 3000 hectares de forêts pour les restituer aux indiens, permettant la ré-installation de 150 familles.

Vulnérabilité et vivant

Le maître mot d’Eric : la vulnérabilité.

C’est parce que la nature est vulnérable qu’elle se ressource et qu’elle trouve le moyen de se reproduire.

C’est à un autre géographe de formation, mais bien plus connu pour son œuvre littéraire et ses expéditions lointaines que revenait l’honneur de clôturer cette belle 30ème UHE, l’écrivain Sylvain Tesson.

Sylvain Tesson- © Alban Gilbert

La joie, c’est souvent obtenir enfin ce qui nous a été plusieurs fois inaccessible et finalement donné : c’est ce que j’ai pensé lorsque Sara, l’agent de Sylvain Tesson nous a annoncé la bonne nouvelle, qu’il serait présent à notre Université.

D’emblée, l’homme de lettres marque sa singularité :

Plutôt que « Héritages et mutations », moi, j’aurais dit : « Héritages contre mutations » ou du moins, « Héritages ou mutations ».

On comprend vite son choix : plutôt héritages que mutations, à ses yeux désordonnées, axées uniquement sur les tuyaux, avant de penser au contenu.

Quand on aime, il faut partir

Sa philosophie de vie, c’est de se mettre en marche, au sens propre : quand on aime, il faut partir, ce qui peut sembler paradoxal ;

Le seul héritage qui nous reste, c’est que nous sommes doués de la parole, car nous pouvons décrire le monde.

Malheureusement, ce verbe est attaqué de toute part.

Citant lui-aussi Harmut Rosa, l’écrivain reconnaît qu’il a raté (volontairement) le train de la mutation digitale : toute ma vie j’aurais essayé de ralentir, d’être un frein et je pourrais même commander des cartes de visite intitulées : « Sylvain Tesson : dos d’âne » !

Son regret : notre société moderne, toujours pressée, ne sait plus apprécier la beauté du monde, car internet, dit-il, c’est « tout, tout de suite, tout le temps, au moment où je le décide ».

C’est la remise des clés de notre destin que l’on confie à la révolution digitale, que je conteste.

Tour à tour poète, puis témoin sarcastique d’une société qui a perdu ses repères, il nous décrit, émerveillé, son arrivée en voilier, la nuit, devant le Stromboli en ébullition, avec des couleurs dégradées de rouge, et, à ses pieds, une multitude de méduses aux couleurs argentées.

Puis il revient sur la cérémonie d’ouverture des JO,

un moment titanesque et bruyant, une injonction à admirer l’armada technique, cette sorte de grande cavalerie apocalyptique de la grande parade de Paris, devant laquelle tout parisien devait mettre un genou en terre !

Pendant ce temps, notre écrivain se trouvait avec son amie (présente dans la salle, juste devant moi) au musée Cézanne, admirant le célèbre tableau sur les pommes (« Nature morte aux pommes »).

« Nous admirions ce chef d’ouvre dans lequel se trouvaient… d’abord la pomme, et aussi le génie ».

Evidemment, on peut trouver cette analyse un peu excessive, bien sûr, en tous cas provocatrice, mais les propos de Sylvain Tesson me font beaucoup de bien, ils me confortent dans l’analyse des excès de notre civilisation « numérique à tous prix », sans frontières et surtout sans garde-fou, même si l’on aurait aujourd’hui du mal à se priver des services inouïs proposés par internet.

Mais l’heure n’est plus à la réflexion, bientôt Sébastien reprend le micro, remercie Sylvain Tesson pour son intervention brillante, puis toute l’équipe du CECA réunie sur scène, administrateurs et salariés, qui se sont donnés encore une fois sans compter et ont réussi une très belle Université.

Ayant passé la main, je ressens peut-être encore plus vivement aujourd’hui l’intérêt de ce rendez-vous qui a une atmosphère de bienveillance et de qualité bien particulière.

Est-ce l’onde de charme – chère à Vincent Cespedes- qui se propage ainsi, depuis les organisateurs jusqu’aux participants en passant par les intervenants, une onde de bienveillance chaleureuse, partagée, qui nous montre, à travers les enseignements reçus, que notre monde n’est finalement pas si mal et que nous pouvons être nous-mêmes les acteurs du changement et des mutations ?

C’est en tous cas ce que je ressens et ce qui a été la source de mon inspiration pour écrire l’an dernier Acteurs d’un monde meilleur (ed Salvator).

Vivement l’an prochain!

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